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Le 1er août, de très bonne heure, Kersten fut appelé de Hochwald au téléphone. Himmler avait regagné son Q.G. Il souffrait beaucoup à la suite du travail intense qu’il venait de fournir. Le docteur était prié de prendre, dans l’après-midi même, en gare de Berlin, le train particulier du Reichsführer pour la Prusse-Orientale.
Kersten déjeuna avec sa famille tranquillement, à loisir. Il avait commandé sa voiture pour trois heures. C’était plus que suffisant. Le train partait assez tard dans l’après-midi. Quant à la route, il l’avait faite tant de fois que son vieux chauffeur en connaissait toutes les lignes, toutes les courbes et chaque rue dans Oranienbourg, la seule ville de quelque importance à traverser.
Ayant bien mangé, ayant bu son café riche en sucre, Kersten embrassa les siens et se dirigea vers son automobile.
Le chauffeur lui avait déjà ouvert la portière, quand apparut une motocyclette militaire lancée à la limite de sa vitesse.
Le soldat S.S. couvert de poussière et de sueur freina juste devant Kersten, sauta de selle et lui tendit un pli en disant :
— De la part du colonel Schellenberg. Très urgent, Herr Doktor.
Kersten prit le message, et, ainsi qu’il faisait toujours en pareille occasion, envoya le soldat se restaurer et se rafraîchir à la cuisine. Puis il décacheta la lettre paisiblement et sans grande curiosité. Schellenberg expédiait souvent à Kersten une note ou une réponse confidentielles pour l’éclairer ou l’épauler dans ses démarches auprès de Himmler.
L’enveloppe renfermait une lettre écrite sur papier de format ordinaire. Mais cette feuille en contenait une autre beaucoup plus petite, pliée en quatre, qui tomba par terre sans que le docteur s’en aperçût. Il s’adossa confortablement contre sa voiture, posa sa canne près de lui et se mit à lire.
Dès qu’il eut compris les premiers mots, les traits de son visage devinrent comme pétrifiés. Schellenberg écrivait :
« Attention… Kaltenbrunner a pris des mesures pour vous faire assassiner. Soyez d’une prudence extrême. Le danger est imminent. Malgré toute la protection que Himmler vous accorde, Kaltenbrunner a décidé de vous tuer. »
Le message s’arrêtait là. Kersten respira profondément et secoua la tête, comme étourdi par un coup violent. Il aperçut alors la feuille de format plus réduit qui gisait à ses pieds. Il la ramassa avidement. Elle disait : « Ne suivez pas votre itinéraire habituel par Oranienbourg. Prenez l’autre route, celle qui fait le détour par Templin. Votre chemin habituel est un risque de mort. »
Le premier mouvement de Kersten, tout instinctif, fut de retourner dans sa maison et prendre au fond d’un tiroir le gros revolver qu’il avait le droit de porter par une autorisation spéciale de Himmler. Il l’enfouit dans la poche de son manteau. Après quoi, il se mit à réfléchir. Fallait-il suivre l’avis de Schellenberg ? Sans doute, leurs rapports étaient excellents. Mais cela ne suffisait point pour qu’il eût une confiance aveugle dans le chef de l’espionnage des Waffen S.S. Le seul ami véritable et sûr qu’il possédait parmi les hommes qui entouraient Himmler était Brandt. L’ambition et ses calculs glacés dominaient tout pour Schellenberg. Son conseil pouvait être une ruse, un stratagème, voire un moyen de se débarrasser de Kersten. Pour quelle raison ? Au profit de qui ? Comment le deviner dans cette guerre larvée, mais impitoyable, d’intrigues et de contre-intrigues que se livraient, pour la prééminence, les lieutenants de Himmler ?
Le docteur essuya d’une main quelques gouttes de sueur sur son visage. L’autre serrait le revolver dans la poche de son manteau léger.
« Du calme, se dit Kersten… Raisonnons ! »
Il repassa dans son esprit tout ce qu’il connaissait du caractère de Schellenberg. Celui-ci n’avait auprès du Reichsführer qu’un rival dangereux, qu’un ennemi juré : Kaltenbrunner. Or, c’était juste l’instant où un sanglant travail exécuté en commun avec Himmler donnait au chef de la Gestapo le plus de chances pour supplanter le chef de l’espionnage dans la faveur du maître.
Devant une menace aussi grave, l’intérêt de Schellenberg devait l’inciter non seulement à ménager le docteur, mais encore à lui rendre un service insigne – afin que Kersten, par réciprocité, le soutînt auprès de Himmler contre Kaltenbrunner. C’était, pour Schellenberg, le meilleur moyen de redresser le fléau de la balance.
Un bruit de moteur à deux temps s’éleva dehors. Kersten sortit de sa maison pour voir le motocycliste S.S. disparaître au tournant de l’allée.
Kersten monta dans sa voiture et dit à son chauffeur : – On part… Mais aujourd’hui nous ne passerons point par Oranienbourg… J’aime mieux l’autre route, celle de Templin… pour changer un peu.
Le voyage se fit sans le moindre incident. Kersten arriva en gare de Berlin à l’heure voulue pour prendre le train spécial affecté au Q.G. de Himmler. Une fois enfermé dans son compartiment, Kersten relut avec attention les deux lettres de Schellenberg. Il était démontré qu’elles n’avaient pas servi de piège. Mais comment deviner si l’avis qu’elles donnaient n’était pas une invention, un bluff pour mériter, à bon compte, la reconnaissance que l’on doit à un sauveur ?